L’AFFAIRE DU BAL DE LA VICTOIRE

C’est par un pur hasard que mon ami Hercule Poirot, ancien chef de la police belge, se trouva mêlé à l’affaire Styles. Le brio avec lequel il l’éclaircit assit sa renommée et il décida de se consacrer dès lors à l’investigation d’affaires criminelles.

Quant à moi, après avoir été blessé sur la Somme et réformé, je m’étais finalement installé avec lui à Londres. Étant donné que je connais parfaitement la plupart des affaires dont il s’est occupé, on m’a demandé d’en choisir quelques-unes parmi les plus intéressantes et d’en faire le récit. Je me dois donc, à mon avis, de commencer par cette étrange énigme qui suscita tant d’intérêt à l’époque. Je veux parler de l’affaire du bal de la Victoire.

Bien qu’elle ne démontre pas les méthodes très particulières de Poirot aussi bien que certaines autres affaires moins connues, ses circonstances extraordinaires, la notoriété des personnes impliquées et la publicité à laquelle elle eut droit dans la presse en font une cause célèbre, et ce n’est que justice, me semble-t-il, de faire enfin savoir au monde entier que c’est Hercule Poirot qui l’a démêlée.

C’était une belle matinée de printemps et nous nous trouvions dans ses appartements. Comme toujours, tiré à quatre épingles, sa tête en forme d’œuf penchée sur le côté, il appliquait sur sa moustache une nouvelle pommade. Il faut dire que l’un de ses traits de caractère dominants est une certaine vanité, qui va de pair avec son amour de l’ordre et de la méthode. Le Daily Newsmonger que je venais de parcourir avait glissé à terre et j’étais plongé dans une profonde méditation lorsque la voix de Poirot parvint à mes oreilles.

— Qu’est-ce qui vous rend si pensif, mon ami ?

— À vrai dire, je m’interrogeais sur cette incroyable affaire du bal de la Victoire. Les journaux ne parlent que de ça, dis-je en tapotant du doigt celui que je tenais encore en main.

— Ah oui ?

— Plus on lit de commentaires sur ce qui s’est passé, plus cela paraît mystérieux. (Je m’animai peu à peu.) Qui a tué Lord Cronshaw ? La mort de Coco Courtenay la même nuit était-elle une simple coïncidence ? Était-ce un accident ? Ou a-t-elle pris délibérément une dose massive de cocaïne ? (Je me tus un instant avant d’ajouter d’un ton théâtral) : Voila les questions que je me pose.

Poirot ne réagit même pas, ce qui m’agaça quelque peu. Tout en se contemplant dans la glace, il se contenta de murmurer :

— Décidément, cette nouvelle pommade fait des merveilles pour les moustaches.

Surprenant alors mon regard, il se hâta d’ajouter :

— Vraiment… ? Et… avez-vous trouvé des réponses à vos questions ?

Avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, la porte s’ouvrit et notre logeuse annonça l’inspecteur Japp.

L’inspecteur de Scotland Yard était un vieil ami et nous l’accueillîmes avec chaleur.

— Ah ! mon cher Japp ! s’exclama Poirot. Quel bon vent vous amène ?

Ma foi, Poirot, répondit Japp en s’asseyant et en me saluant d’un petit signe de tête, je suis chargé d’une affaire qui est, à mon avis, tout à fait dans vos cordes, et je suis venu vous demander si cela vous intéresserait de participer à l’enquête.

Poirot avait bonne opinion des compétences de Japp, bien qu’il déplorât son manque de méthode. Pour ma part, j’estimais que le plus grand talent de l’inspecteur était son art subtil de demander une faveur tout en ayant l’air de l’accorder.

— Il s’agit de l’affaire du bal de la Victoire, précisa celui-ci d’un ton persuasif. Allons, je suis bien sûr que vous aimeriez vous en occuper.

Poirot se tourna vers moi avec un sourire.

— Cela plairait en tout cas à Hastings. Il était justement en train de disserter sur ce sujet, n’est-ce pas, mon ami ?

— Eh bien, me dit Japp d’un air condescendant, vous en serez, vous aussi. Croyez-moi, il y a de quoi être fier de connaître les dessous d’une affaire comme celle-là. Bon, venons-en au fait. Vous savez sans aucun doute ce qui s’est passé, Poirot ?

— Seulement par les journaux… et l’imagination des journalistes leur fait parfois déformer la vérité. Racontez-moi plutôt l’histoire vous-même.

Japp croisa les jambes pour s’installer plus confortablement, puis il commença son récit.

— Comme tout le monde le sait, mardi dernier a eu lieu le grand bal de la Victoire. De nos jours, la moindre sauterie a droit à cette appellation, mais celui-là, c’était le vrai, organisé au Colossus Hall et réunissant le tout-Londres, y compris Lord Cronshaw et ses amis.

— Son dossier ? demanda machinalement Poirot. Disons plutôt… sa biographie.

— Le vicomte Cronshaw était le cinquième du titre ; il avait vingt-cinq ans, était riche, célibataire, et adorait le monde du spectacle. Le bruit courait qu’il était fiancé avec Miss Courtenay, une jeune comédienne du théâtre Albany surnommée « Coco » par ses amis et absolument fascinante, au dire de tout le monde.

— Bien. Continuez.

— Le petit groupe de Lord Cronshaw se composait de six personnes : lui-même, son oncle, l’honorable Eustache Beltane, une jolie veuve américaine, Mrs. Mallaby, un jeune acteur, Chris Davidson, son épouse et, enfin, Miss Coco Courtenay. C’était un bal masqué, comme vous le savez, et Cronshaw et ses amis incarnaient des personnages de l’ancienne comédie italienne. J’ignore au juste ce que c’est…

— La Commedia dell’arte, murmura Poirot.

— Quoi qu’il en soit, les costumes ont été copiés sur une série de figurines en porcelaine faisant partie de la collection d’Eustache Beltane. Lord Cronshaw incarnait Arlequin ; Mr. Beltane, Polichinelle ; Mrs. Mallaby, son pendant Pulcinella ; les Davidson, Pierrot et Pierrette ; et Miss Courtenay, bien sûr, Colombine. Dès le début de la soirée, manifestement, quelque chose n’allait pas. Lord Cronshaw était d’humeur maussade et avait un comportement étrange. Lorsque le petit groupe s’est retrouvé pour le souper dans une petite salle privée réservée par Lord Cronshaw, tous ont remarqué que Miss Courtenay et lui ne s’adressaient plus la parole. De toute évidence, la jeune femme avait pleuré et elle semblait à deux doigts de la crise de nerfs. Le repas s’est déroulé dans une atmosphère plutôt gênée et, le moment venu de quitter la salle à manger, Miss Courtenay a demandé à haute voix à Chris Davidson de la raccompagner chez elle, disant qu’elle en avait assez de ce bal. Le jeune acteur s’est tourné d’un air hésitant vers Lord Cronshaw et les a finalement retenus tous deux dans la pièce.

« Cependant, ses efforts pour les réconcilier n’ayant servi à rien, il s’est décidé à appeler un taxi et à raccompagner Miss Courtenay – qui était alors en larmes – à son appartement. Bien qu’apparemment dans tous ses états, elle ne lui a fait aucune confidence, mais s’est contentée de répéter inlassablement que « le vieux Cronshaw le regretterait ». C’est la seule chose qui nous permette de penser que sa mort n’était peut-être pas un accident, mais cet indice est un peu maigre. Lorsque Davidson est enfin parvenu à la calmer un peu, il était trop tard pour qu’il retourne au Colossus Hall. Il est donc rentré directement à son appartement de Chelsea, où sa femme est arrivée peu de temps après et lui a fait part de la terrible tragédie qui avait eu lieu après son départ.

« À ce qu’il semble, l’humeur de Lord Cronshaw n’avait fait qu’empirer. Il était resté à l’écart de son groupe et ils ne l’avaient pratiquement plus vu de la soirée. Il était environ une heure et demie du matin – juste avant le grand cotillon pour lequel tout le monde enlève son masque – quand le capitaine Digby, un camarade de régiment qui connaissait son déguisement l’a aperçu debout dans une loge, contemplant la scène, et l’a interpellé.

— Hé ! Cronch ! Descends de ton perchoir et montre-toi un peu sociable ! Pourquoi diable fais-tu cette tête ? Allez, viens, on va bien s’amuser.

— D’accord, lui a répondu Cronshaw. Attends-moi, sinon je ne te retrouverai jamais dans la foule.

Tout en parlant, il a fait demi-tour et a quitté la loge. Le capitaine Digby, qui était en compagnie de Mrs. Davidson, l’a attendu, mais les minutes passaient et Lord Cronshaw n’apparaissait toujours pas. Dibgy a commencé alors à s’impatienter.

— Il ne croit tout de même pas que nous allons l’attendre toute la nuit !

Lorsque Mrs. Mallaby les a rejoints, ils lui ont expliqué la situation et elle s’est exclamée :

— Il est vraiment d’une humeur massacrante, ce soir ! Nous allons l’obliger à se joindre à nous.

Tous trois se sont donc mis à sa recherche, mais en vain, jusqu’au moment où la jolie veuve a songé qu’il était peut-être dans la petite salle où ils avaient soupé. Ils s’y sont rendus aussitôt, pour y découvrir un horrible spectacle. Arlequin était bien là, mais étendu à terre, un couteau de table planté dans le cœur !

Japp se tut et Poirot hocha la tête avant de déclarer avec la délectation du connaisseur :

— Une belle affaire, en effet ! Et rien ne pouvait laisser deviner l’identité de l’assassin ? Non, bien sûr !

— Vous connaissez la suite, poursuivit Japp. Cela s’est soldé par une double tragédie. Le lendemain, on en parlait dans tous les journaux et un court entrefilet annonçait que Miss Courtenay, la célèbre actrice, avait été trouvée morte dans son lit et que sa mort était due à une absorption massive de cocaïne. Accident ou suicide ? C’est la question qu’on se pose. Sa femme de chambre, qui a été appelée à témoigner, a reconnu que Miss Courtenay prenait régulièrement de la drogue, et l’on a conclu à une mort accidentelle. Toutefois, nous ne pouvons pas éliminer l’hypothèse d’un suicide. Sa mort est d’autant plus regrettable que nous n’avons plus aucun moyen à présent de savoir quelle était la cause de sa dispute de la veille au soir avec Lord Cronshaw. Au fait, on a retrouvé sur le corps du jeune homme une petite boîte en émail au couvercle incrusté de diamants formant le nom de « Coco ». Elle était à moitié pleine de cocaïne. La femme de chambre de Miss Courtenay l’a identifiée comme appartenant à sa maîtresse, qui l’avait presque toujours sur elle car elle contenait la drogue dont elle devenait chaque jour un peu plus l’esclave.

— Lord Cronshaw lui-même était-il un adepte ?

— Loin de là ! Il avait des idées extrêmement sévères sur la question.

Poirot hocha la tête d’un air pensif.

— Cependant, étant donné que la boîte était en sa possession, il savait que Miss Courtenay se droguait. C’est une indication précieuse, n’est-ce pas, mon cher Japp ?

— Heu ! fit l’inspecteur d’un ton plutôt vague qui me fit sourire. Enfin, voilà l’exposé de l’affaire. Qu’en pensez-vous ?

— Vous n’avez découvert aucun indice dont il n’ait pas été fait mention dans les journaux ?

— Si, celui-ci.

Japp sortit un petit objet de sa poche et le tendit à Poirot. C’était un pompon de soie vert émeraude, effiloché à la base comme si on l’avait arraché à un vêtement.

— Nous l’avons trouvé dans la main du mort, expliqua Japp. Il le serrait très fort entre ses doigts.

Poirot lui rendit le pompon sans aucun commentaire.

— Lord Cronshaw avait-il des ennemis ?

— Pas pour autant qu’on le sache. Il semblait même plutôt populaire.

— À qui profite sa mort ?

— Son oncle, l’honorable Eustache Beltane, hérite de son titre et de ses biens. Il y a d’ailleurs une ou deux raisons de le soupçonner. Plusieurs personnes ont déclaré avoir entendu une violente altercation dans la petite salle à manger et avoir reconnu la voix d’Eustache Beltane. Voyez-vous, le fait que l’arme du crime soit un couteau de table permet de penser que le meurtre a été commis dans le feu d’une dispute.

— Que dit Mr. Beltane de l’incident ?

— Qu’un des serveurs avait trop bu et qu’il était, en fait, en train de le semoncer vertement. Il a ajouté qu’il était alors plus près d’une heure du matin que d’une heure et demie. Or, dans sa déposition, le capitaine Digby a indiqué une heure assez précise et il ne se serait écoulé que dix minutes entre le moment où il a interpellé Cronshaw et la découverte du corps.

— En tout cas, je suppose qu’étant déguisé en Polichinelle, Mr. Beltane avait une bosse dans le dos et une fraise autour du cou ?

— Je ne sais pas exactement à quoi ressemblaient les costumes, répondit Japp en dévisageant Poirot avec curiosité. Et, d’ailleurs, je ne vois pas bien quel rapport cela peut avoir.

— Non ?

Le sourire de Poirot était un rien moqueur. Il poursuivit d’un ton posé, tandis qu’une lueur verte que je connaissais bien éclairait son regard :

— N’y avait-il pas une tenture dans cette petite salle à manger ?

— Si, mais…

— Et, derrière, un espace suffisant pour servir de cachette à un homme ?

— Oui… En fait, il y a un petit renfoncement. Mais comment le saviez-vous ? Vous n’y êtes pas allé, Poirot ?

— Non, mon bon Japp. Cette tenture, je l’ai simplement imaginée, car, sans elle, ce meurtre n’est pas concevable. Et il faut toujours rester dans la limite du concevable… Mais, dites-moi, n’ont-ils pas appelé un médecin ?

— Si, bien sûr. Tout de suite. Mais il n’y avait plus rien à faire. La mort avait été instantanée.

Poirot hocha la tête avec impatience.

— Oui, oui, je comprends. Mais ce médecin a certainement témoigné lors de l’enquête judiciaire ?

— Oui.

— N’a-t-il pas parlé de symptômes bizarres. N’a-t-il rien remarqué d’anormal quand il a examiné le corps ?

Japp regarda Poirot d’un air perplexe.

— Si. Je ne sais pas où vous voulez en venir, mais il a en effet mentionné une certaine raideur des membres qu’il lui était impossible d’expliquer.

— Ah ah ! dit Poirot. Mon Dieu, Japp, cela donne à réfléchir, vous ne trouvez pas ?

L’inspecteur n’en semblait pas très convaincu.

— Si vous pensez à du poison, qui diable aurait l’idée d’empoisonner d’abord quelqu’un avant de lui planter un couteau dans le ventre ?

— J’avoue que ce serait ridicule, admit Poirot d’un ton placide.

— Bon, y a-t-il quoi que ce soit que vous voudriez voir ? Peut-être aimeriez-vous jeter un coup d’œil dans la pièce où on a trouvé le corps.

— Inutile, répondit Poirot avec un geste de refus. Vous m’avez donné la seule indication qui m’intéresse : l’opinion qu’avait Lord Cronshaw sur la drogue.

— Il n’y a donc rien que vous souhaitiez voir ?

— Si ! Une chose.

— Laquelle ?

— Les figurines en porcelaine qui ont servi de modèle pour les costumes.

Japp considéra Poirot avec étonnement.

— Vous êtes vraiment un drôle de numéro !

— Vous est-il possible d’arranger ça ?

— Vous pouvez venir à Berkeley Square maintenant, si vous le désirez. Mr. Beltane – monsieur le Vicomte, devrais-je dire à présent – n’y verra certainement aucun inconvénient.

Nous prîmes aussitôt un taxi. Le nouveau Lord Cronshaw n’était pas chez lui, mais, à la demande de Japp, on nous conduisit dans « le salon des porcelaines » où étaient exposés les joyaux de la collection. Japp jeta un regard désemparé autour de lui.

— Je ne vois pas comment vous allez faire pour trouver celles qui vous intéressent.

Mais Poirot avait déjà approché une chaise de la cheminée et montait dessus avec l’agilité d’un lutin. Au-dessus du miroir qui ornait le manteau, seules sur une petite étagère se dressaient six statuettes en porcelaine. Poirot les examina attentivement en faisant quelques commentaires à notre intention.

— Les voilà, les personnages de la comédie italienne ! Trois couples : Arlequin et Colombine, Pierrot et Pierrette – élégants en vert et blanc – et Polichinelle et Pulcinella, en mauve et jaune. Très compliqué, le costume de Polichinelle ! Des ruchés, des volants, une bosse, un bicorne… Oui, très compliqué ; comme je le pensais.

Poirot remit soigneusement les statuettes en place, puis il sauta à bas de la chaise.

Japp paraissait insatisfait, mais comme mon ami n’avait manifestement pas l’intention de lui expliquer quoi que ce soit, l’inspecteur fit aussi bonne figure qu’il le pouvait. Au moment où nous nous apprêtions à partir, le maître de maison arriva et Japp fit les présentations.

Le sixième vicomte de Cronshaw était un homme d’une cinquantaine d’années au ton suave et au beau visage marqué par des années de vie dissolue. Un vieux roué aux manières affectées. Dès le premier abord, il me déplut. Il nous salua assez gracieusement, déclarant qu’il avait beaucoup entendu parler des talents de Poirot et qu’il se mettait à notre entière disposition.

— La police fait tout ce qu’elle peut, je le sais, affirma Poirot.

— Mais je crains fort que le mystère de la mort de mon neveu ne soit jamais éclairci. Tout cela paraît si invraisemblable.

Poirot le dévisageait avec attention.

— Votre neveu n’avait pas d’ennemis, à votre connaissance ?

— Aucun. J’en suis sûr. (Le vicomte se tut un instant avant d’ajouter) : Si vous souhaitez, me poser d’autres questions…

— Une seule, répondit Poirot d’une voix grave. Les costumes… était-ce la reproduction exacte de ceux de vos statuettes ?

— Jusque dans le moindre détail.

— Merci, Milord. C’est tout ce dont je voulais m’assurer. Je vous souhaite le bonjour.

— Que voulez-vous faire à présent ? demanda Japp tandis que nous descendions la rue à grands pas. Il faut que je retourne au Yard, vous savez.

— Bien. Dans ce cas, je ne vous retiendrai pas. Je n’ai plus qu’une dernière petite chose à faire. Après cela…

— Oui ?

— Mon enquête sera terminée.

— Quoi ! Vous ne parlez pas sérieusement ? Vous savez qui a tué Lord Cronshaw ?

— Parfaitement.

— Qui est-ce ? Eustache Beltane ?

— Allons, mon ami ! Vous connaissez mes petites faiblesses… Je tiens toujours à garder mes découvertes secrètes jusqu’à la dernière minute. Mais ne craignez rien. Je vous révélerai tout, le moment venu. Je vous laisserai tout le mérite de l’enquête et cette affaire sera la vôtre à condition que vous-même me laissiez en amener le dénouement à ma manière.

— D’accord. Enfin, à supposer qu’il y ait un dénouement !… Mais vous êtes vraiment très mystérieux. (Cette remarque fit sourire Poirot.) Bon, à bientôt. Je retourne au Yard.

Japp s’éloigna et Poirot héla un taxi.

— Où allons-nous, maintenant ? lui demandai-je, plein de curiosité ?

— À Chelsea, voir les Davidson.

Il donna l’adresse au chauffeur de taxi.

— Que pensez-vous du nouveau Lord Cronshaw ? m’enquis-je.

— Et qu’en dit mon bon ami Hastings ?

— Je me méfie de lui, d’instinct.

— Vous pensez que c’est « le méchant oncle » des livres d’histoires, c’est ça ?

— Pas vous ?

— Moi, je trouve qu’il s’est montré très aimable avec nous, répondit Poirot avec une prudente réserve.

— Parce qu’il avait ses raisons !

Poirot me jeta un coup d’œil, secoua la tête avec tristesse et murmura quelque chose qui ressemblait à : « Aucune méthode ! »

Les Davidson vivaient au troisième étage d’un hôtel particulier divisé en appartements. Mr. Davidson était sorti, nous dit-on, mais Mrs. Davidson était là. On nous fit entrer dans une longue pièce basse de plafond, dont les murs étaient tapissés de tentures orientales d’un luxe criard. L’air y était oppressant et empli d’un parfum d’encens suffocant. Mrs. Davidson nous rejoignit presque aussitôt. C’était une créature petite et blonde dont la fragilité apparente eût été émouvante sans la lueur rusée et calculatrice qui brillait dans ses yeux bleu clair.

Poirot lui exposa la raison de notre visite et elle secoua la tête tristement.

— Pauvre Cronch… et pauvre Coco, aussi ! Nous avions tant d’affection pour elle, mon mari et moi, et sa mort nous a terriblement affligés. Que vouliez-vous me demander ? Dois-je vraiment reparler de cette horrible soirée ?

— Croyez-moi, Madame, je ne viendrais pas vous tourmenter inutilement. L’inspecteur Japp m’a, en fait, dit tout ce que je désirais savoir. Je voudrais seulement voir le costume que vous portiez le soir du bal.

La jeune femme parut quelque peu surprise et Poirot poursuivit d’une voix douce :

— Vous comprenez, Madame, je travaille avec les méthodes de mon pays. Là-bas, nous procédons toujours à une reconstitution du crime. Il se peut même que j’ordonne une véritable représentation, auquel cas vous comprendrez que les costumes ont une grande importance.

Mrs. Davidson avait l’air encore un peu sceptique.

— J’ai déjà entendu parler de reconstitutions de crimes, bien sûr, mais je ne savais pas que vous vous attachiez tant aux détails. Cependant, je vais aller vous chercher la robe.

Elle quitta la pièce et revint presque aussitôt avec un élégant vêtement de satin blanc et vert. Poirot le lui prit des mains et l’examina un instant avant de le lui rendre en s’inclinant.

— Merci, Madame. Je vois que vous avez malencontreusement perdu un de vos pompons verts, celui de l’épaule, là.

— Oui, il a été arraché pendant le bal. Je l’ai ramassé et l’ai donné à ce pauvre Lord Cronshaw pour qu’il me le garde.

— Cela s’est passé après le souper ?

— Oui.

— Peu de temps avant la tragédie, peut-être ?

Une légère inquiétude apparut dans les yeux pâles de Mrs. Davidson et elle répondit vivement :

— Oh non ! Bien avant. Presque aussitôt après le souper, en fait.

— Je vois. Bon, ce sera tout. Je ne vous importunerai pas plus longtemps. Bonjour, Madame.

— Voilà qui explique le mystère du pompon vert, dis-je comme nous sortions de l’immeuble.

— Je me le demande.

— Pourquoi ? Que voulez-vous dire ?

— Vous m’avez vu examiner la robe, Hastings ?

— Oui ?

— Eh bien, le pompon qui manquait n’a pas été arraché, comme l’a prétendu la jeune femme. Il a été décousu, mon ami, soigneusement décousu avec des ciseaux. Les fils qui dépassaient du tissu étaient tous de la même longueur.

— Eh bien, vrai ! m’exclamai-je. Cela se complique de plus en plus.

— Au contraire, répliqua Poirot d’un ton placide. C’est de plus en plus simple.

— Poirot ! m’écriai-je. Un de ces jours, je vous tuerai ! Votre manie de tout trouver parfaitement simple est des plus exaspérantes !

— Mais quand je vous l’explique, mon ami, n’est-ce pas toujours parfaitement simple ?

— Si ; et c’est bien ce qui m’ennuie ! J’ai alors le sentiment que j’aurais pu trouver la solution tout seul.

— Vous pourriez, Hastings, vous pourriez. Si vous vous donniez seulement la peine de mettre de l’ordre dans vos idées ! Sans méthode…

— Oui, oui, dis-je vivement, car je ne connaissais que trop bien l’éloquence de Poirot lorsqu’il était lancé sur son sujet favori. Dites-moi, que faisons-nous à présent ? Allez-vous réellement procéder à une reconstitution du crime ?

— Pas vraiment. Disons que la tragédie est finie, mais que je propose d’y ajouter une… arlequinade.

Poirot avait fixé au mardi soir suivant la mystérieuse représentation, dont les préparatifs m’intriguèrent beaucoup. Un grand écran blanc fut dressé d’un côté de la pièce et flanqué de lourds rideaux. Puis un homme se présenta avec du matériel d’éclairage, bientôt suivi d’un petit groupe de comédiens qui disparurent dans la chambre de Poirot, transformée temporairement en loge de théâtre.

Japp arriva un peu avant huit heures, d’humeur assez maussade. Je compris que l’inspecteur n’approuvait guère de plan de Poirot.

— Un peu mélodramatique, comme toutes ses idées, commenta-t-il. Mais cela ne peut pas faire de mal ; il est même possible, comme il le dit, que cela nous simplifie la tâche. Il a fait preuve d’une grande perspicacité dans cette affaire. J’étais sur la même piste, bien sûr – je sentis instinctivement que Japp bluffait – mais enfin, je lui ai promis de le laisser agir à sa guise. Ah ! voilà le public. Le vicomte arriva le premier, en compagnie de Mrs. Mallaby, que je n’avais pas encore vue. C’était une jolie femme brune ; elle paraissait assez nerveuse. Les Davidson suivirent. C’était aussi la première fois que je voyais Chris Davidson. Il était beau garçon, grand, brun, et avait la grâce et l’aisance d’un acteur confirmé.

Poirot avait installé des sièges face à l’écran, qui était éclairé par de puissants projecteurs. Lorsque nous fûmes tous assis, il éteignit les autres lumières de façon à ce que le reste de la pièce fût plongé dans l’obscurité. Puis sa voix s’éleva dans la pénombre.

— Mesdames, Messieurs, un mot d’explication. Six personnages que vous connaissez bien vont défiler tour à tour devant vous : Pierrot, Pierrette, Polichinelle le bouffon, l’élégante Pulcinella, la gracieuse Colombine et Arlequin, l’esprit, invisible pour l’homme.

Sur ces mots d’introduction, le spectacle commença. L’un après l’autre, chacun des personnages énumérés par Poirot bondit devant l’écran, y resta un instant immobile, puis disparut. Lorsque la lumière revint, il y eut un soupir de soulagement général. Pendant la représentation, les spectateurs étaient restés immobiles, tendus, dans l’attente d’on ne sait quel coup de théâtre. Pour ma part, je constatais que tout cela avait été inutile. Si l’assassin se trouvait parmi nous et si Poirot espérait qu’il s’effondrerait à la simple vue d’un personnage familier, son stratagème avait singulièrement échoué… comme je m’y attendais, d’ailleurs. Cependant, mon ami n’avait pas du tout l’air déçu. Il s’avança, rayonnant.

— Maintenant, Mesdames et Messieurs, veuillez avoir l’amabilité de me dire, chacun à votre tour, ce que nous venons de voir. Voulez-vous commencer, Milord ?

Le vicomte paraissait intrigué.

— Je crains de n’avoir pas bien compris.

— Dites-moi simplement ce que nous venons de voir.

— Je… euh… eh bien, je dirai que nous avons vu défiler devant l’écran six personnes costumées comme les personnages de la comédie italienne ou… euh… comme nous l’autre soir.

— Laissons de côté l’autre soir, Milord, intervint Poirot. La première partie de votre réponse est exactement celle que j’attendais. Madame, êtes-vous du même avis que Lord Cronshaw ?

Tout en parlant, Poirot s’était tourné vers Mrs. Mallaby.

— Euh… je… oui, bien sûr.

— Vous reconnaissez avoir vu six personnes incarnant des personnages de la comédie italienne ?

— Oui, absolument.

— Vous aussi. Monsieur Davidson ?

— Oui.

— Madame ?

— Oui.

— Hastings ? Japp ? Oui ? Vous êtes tous d’accord ?

Son regard fit le tour de l’assemblée et une petite lueur verte s’y alluma.

— Et pourtant… vous êtes tous dans l’erreur ! Vos yeux vous ont trompés, comme ils vous ont trompé le soir du bal de la Victoire. « Voir avec ses yeux », comme on dit, n’est pas toujours voir ce qui est. Il faut aussi voir avec les yeux de l’esprit, se servir de sa matière grise… Sachez donc que, ce soir et le soir du bal de la Victoire, ce n’est pas six personnes que vous avez vues, mais cinq. Regardez !

On éteignit de nouveau les lumières. Un personnage bondit alors devant l’écran. Pierrot.

— Qui est-ce ? demanda Poirot. Pierrot ?

— Oui, répondîmes-nous tous en chœur.

— Regardez encore !

D’un mouvement rapide, l’acteur se débarrassa de son costume vague de Pierrot et, là, sous les feux des projecteurs, apparut Arlequin dans son habit bariolé. Au même moment, on entendit un cri de rage et un fracas de chaise renversée.

— Que le diable vous emporte ! s’écria Davidson. Bon sang ! Comment avez-vous deviné ?

Suivirent le cliquetis des menottes et la voix calme de Japp qui déclarait avec autorité :

— Christopher Davidson, je vous arrête. Vous êtes accusé du meurtre du vicomte Cronshaw. Tout ce que vous direz à partir de cet instant pourra être retenu contre vous.

Un quart d’heure s’était écoulé. Un petit souper raffiné était apparu comme par enchantement et Poirot, le visage rayonnant, régalait tout le monde tandis qu’il répondait à nos questions pressantes.

— C’était très simple. Les circonstances dans lesquelles on a trouvé le pompon vert laissaient à penser qu’il avait été arraché au costume du meurtrier. J’ai éliminé Pierrette, compte tenu de la force qu’il fallait pour enfoncer ainsi un couteau de table, et j’en ai conclu que c’était Pierrot l’assassin. Mais Pierrot avait quitté le bal près de deux heures avant que le meurtre ne soit commis. Donc, ou bien il était revenu un peu plus tard pour tuer Lord Cronshaw, ou bien il l’avait tué avant de partir. Était-ce impossible ? Qui avait vu Lord Cronshaw après le souper ? Seulement Mrs. Davidson. Mais je la soupçonnais d’avoir menti pour expliquer la disparition d’un des pompons de sa robe. En fait, elle l’avait elle-même décousu pour remplacer celui qu’avait perdu son mari. Donc, L’Arlequin qu’on a aperçu dans une loge à une heure et demie ne pouvait pas être Lord Cronshaw. Pendant un moment, au tout début, j’ai pensé que le coupable était peut-être Mr. Beltane. Mais, avec son costume compliqué, il lui était tout à fait impossible de jouer en même temps les rôles de Polichinelle et d’Arlequin. Par contre, pour Davidson, qui avait à peu près la même stature que la victime et qui, en outre, est un acteur professionnel, c’était l’enfance de l’art.

« Cependant, une chose m’ennuyait. Un médecin ne pouvait pas manquer de noter la différence entre un homme mort depuis deux heures et un homme mort depuis dix minutes ! En fait, le médecin l’a bel et bien notée. Mais, quand on l’a conduit auprès du corps, on ne lui a pas demandé : « Depuis combien de temps cet homme est-il mort ? » ; on l’a informé que le vicomte avait été vu encore en vie dix minutes plus tôt. Lors de l’enquête judiciaire, il a donc simplement mentionné une raideur anormale des membres, qu’il était tout à fait incapable d’expliquer.

« Tout cela confirmait donc mon hypothèse. Davidson a tué Lord Cronshaw tout de suite après le souper, quand – vous vous en souvenez – il l’a retenu dans la salle à manger. Ensuite, il est parti avec Miss Courtenay, qu’il a laissée à la porte de son appartement (au lieu d’entrer avec elle et d’essayer de la calmer, comme il l’a prétendu) ; après quoi il est revenu en toute hâte au Colossus, mais en tenue d’Arlequin, et non de Pierrot, simple transformation pour laquelle il lui suffisait d’enlever son costume de dessus.

L’oncle de la victime se pencha en avant, l’air perplexe.

— Mais si c’est bien ce qui s’est passé, il a dû venir au bal avec l’intention de tuer mon neveu ? Quelle raison pouvait-il bien avoir ? Le mobile, c’est cela que je cherche à comprendre.

— Ah ! Nous en arrivons donc à la seconde tragédie – la mort de Miss Courtenay. Il y a un petit détail auquel personne n’a prêté attention. La mort de Miss Courtenay est due à l’absorption d’une dose massive de cocaïne ; mais sa réserve de drogue se trouvait dans la petite boîte en émail qu’on a découverte sur le corps de Lord Cronshaw. Où s’était-elle donc procuré la dose qui a causé sa mort ? Une seule personne pouvait la lui avoir fournie : Davidson. Et cela explique tout ; entre autres, son amitié avec les Davidson et le fait qu’elle ait demandé à Davidson de la raccompagner. Lord Cronshaw, qui était un farouche adversaire de la toxicomanie, avait découvert qu’elle prenait de la cocaïne et soupçonnait Davidson de la lui procurer. Ce dernier s’en est sans nul doute défendu, mais Lord Cronshaw était bien décidé à faire avouer la vérité à Miss Courtenay lors du bal. Il pouvait pardonner sa faiblesse à la jeune femme, mais il serait sans pitié pour l’homme qui lui fournissait la drogue et en tirait des bénéfices substantiels. Se sachant menacé de scandale et perdu, Davidson s’est donc rendu à la soirée avec la ferme intention d’obtenir le silence de Cronshaw à tout prix.

— La mort de Coco était donc un accident ?

— Je pense que c’était un accident savamment manigancé par Davidson. La jeune femme était furieuse contre Cronshaw, tout d’abord à cause des reproches qu’il lui avait faits et, ensuite, parce qu’il lui avait pris sa cocaïne. Davidson l’a alors réapprovisionnée et lui a probablement suggéré d’augmenter la dose pour défier « le vieux Cronçh ».

— Une dernière précision, demandai-je. La tenture et le renfoncement dans le mur… comment y avez-vous pensé ?

— Ça, mon ami, c’était le plus enfantin. Après le souper, les serveurs n’ont cessé d’aller et venir dans la petite salle ; de toute évidence, le corps ne pouvait donc pas se trouver déjà là on l’a découvert. Il devait par conséquent y avoir dans la pièce un endroit où le cacher. J’en ai déduit qu’il s’agissait vraisemblablement d’un renfoncement dissimulé par une tenture. Davidson y a traîné le corps et, un peu plus tard, après avoir attiré l’attention sur lui dans la loge, il est venu le ressortir de sa cachette. Ensuite, il a définitivement quitté le Colossus Hall. Son plan était combiné d’une façon magistrale… Oui, c’est vraiment un garçon astucieux ! déclara Poirot en conclusion.

Cependant, dans ses yeux verts, je lus nettement cette pensée non formulée : «… mais pas autant qu’Hercule Poirot ».